5 février 2015
Dieu, César et
nous
Par Melhem Chaoul
Une
pièce manquait au dossier « laïcité »
au Liban et, partant, à l’approche théorique du pouvoir politique. Il s’agit de
la doctrine chrétienne du pouvoir temporel dans ses rapports au pouvoir
spirituel. C’est chose faite avec cette publication de Carlos Hage Chahine qui
se propose d’« exposer aussi fidèlement
que possible le principe de la “saine et légitime laïcité de l’État”, selon la
doctrine de l’Église énoncée principalement par les Papes ».
Ouvrage
érudit et savant, il ne manque pas de causticité dans le style et d’esprit polémique
dans la démonstration. Cela parce que l’auteur joue cartes sur table dès le départ :
Il est chrétien catholique engagé et semble évoluer dans la mouvance doctrinale
fondamentaliste d’un catholicisme atemporel. C.H.C. passe sans heurts du point
de vue d’un Pape du Ve siècle à St. Thomas d’Aquin pour conclure avec Joseph
Ratzinger. La problématique est posée à partir de la supposition largement répandue,
rabâchée par une opinion sensible aux clichés médiatiques, de l’existence d’une
contradiction absolue entre un pouvoir civil laïc et un pouvoir religieux clérical.
Le travail de Hage Chahine consiste à démontrer, primo, que la doctrine
fondamentale de l’Église a toujours été une distinction dans la complémentarité
(non une contradiction), entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, du fait
que depuis l’Empereur Constantin, la tendance du pouvoir temporel est de
dominer le pouvoir spirituel. Sur ce, l’évolution de la doctrine va aller nécessairement
dans le sens de la légitimation du principe de « la
laïcité de l’État » ;
secundo le travail de l’auteur consiste à critiquer avec vigueur ce qu’il
appelle « la contrefaçon de celle-ci »
à savoir la laïcisation sociétale, c’est à dire l’idéologie « laïciste ».
La démonstration
va s’effectuer en trois temps :
1.
La doctrine catholique des deux Cités :
individu, personne et bien commun.
2.
La distinction, non la séparation, entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel :
cas de la subordination de l’inférieur au supérieur.
3.
La distinction entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel :
subordination du supérieur à l’inférieur.
Ce n’est
pas un hasard si l’auteur a eu recours essentiellement aux enseignements des
Papes de l’époque « faste »
de la mise en place des Républiques et des « sociétés »
laïques, soit le dernier quart du XIXe et la première décade du XXe siècle. Léon
XIII, Pie X et Pie XI se sont trouvés au cœur de la controverse sur la dualité
des pouvoirs au sein des sociétés européennes du capitalisme industriel
triomphant. Léon XIII est le point d’appui aux thèses de C.H.C. « Le
gouvernement du genre humain est divisé entre deux puissances :
la puissance ecclésiastique et la puissance civile ;
celle-là préposée aux choses divines, celle-ci aux choses humaines. Chacune d’elle
en son genre est souveraine (…) aucune n’est tenue d’obéir à l’autre dans les
limites où chacune d’elles est renfermée par sa constitution. »
Le
Liban constitue, selon l’auteur, un modèle valable malgré ses tares, de l’application
de cette doctrine. Partant de la constatation du fait que « l’organisation
judiciaire et législative en matière de statut personnel au Liban, est fondée
sur le principe de la distinction des deux pouvoirs et le rejet explicite de
toute séparation », et que celle-ci « a
fonctionné avec plus ou moins de bonheur tant que la foi et le sentiment
religieux étaient ancrés dans les mœurs… »,
on se situe alors dans le schéma idéal voulu par l’Église, celui de la
subordination de l’État à la religion dans des domaines qui, selon les Saints Pères,
relèvent de la sphère religieuse, à savoir la famille et l’éducation.
Cependant,
C.H.C. constate avec amertume que la société libanaise (jeunes chrétiens et
musulmans) vit « un déclin du sens
religieux et communautaire conjugué à un relâchement des mœurs sans précédent
dans l’histoire du Liban ». À
cela s’ajoute un principe fondamental de la doctrine chrétienne, à savoir qu’ « on
ne peut imposer la foi comme condition de citoyenneté ».
Sur ce, l’idée du mariage civil facultatif semble pertinente à l’auteur et s’inscrit
dans la doctrine des deux pouvoirs en laissant aux fidèles/citoyens le choix de
placer leur union soit dans la sphère religieuse, soit dans la sphère civile.
Reste
un problème de taille pour le chercheur méticuleux qu’est Hage Chahine :
s’il existe une issue « doctrinale »
pour la société chrétienne libanaise, serait-il légitime d’imposer cette
solution aux croyants musulmans, partenaires du vivre-ensemble libanais ?
« C’est à eux de décider, mais on ne peut rien
imposer ! »,
conclut Carlos Hage Chahine.
Ce
livre n’est pas aisé à lire pour un chercheur ou un intellectuel imbu de culture
juridique et sociologique « positiviste »
ou « réaliste ».
Il faut lire ce livre à l’inverse de ce que fit Marx pour se dégager de Hegel :
retirer de la gangue mystique qui l’entoure la conception scientifique de l’Histoire.
Il s’agit ici de retirer la dimension religieuse et spirituelle de notre savoir
de la gangue positiviste qui l’enveloppe. Et ce n’est pas facile !
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