Carlos Hage Chahine est
juriste, spécialisé dans la philosophie du droit. On lui doit de nombreux
articles et ouvrages notamment en collaboration avec son épouse Nevine Hage
Chahine. Il consacre aujourd’hui un essai à « La laïcité de l’Etat et sa
contrefaçon » et répond aux questions de l’Agenda Culturel. -
1- Cet
ouvrage touche à un sujet brûlant. Qu’est ce qui vous a poussé à
l’écrire ?
Il y a plus d’un
siècle maintenant que la notion, d’origine chrétienne, de laïcité de l’Etat,
dont la doctrine a été échafaudée par des siècles de chrétienté, est détournée
au profit de ce que j’ai appelé sa « contrefaçon » et qui est le
laïcisme. Comprenons bien qu’il ne s’agit pas de dénoncer une banale erreur,
autrement dit un accident qui peut arriver (accidit) dans la recherche
de la vérité, mais son exact opposé, j’entends le mensonge, une mystification
parée des plus belles vertus mais - ô combien - lourde de conséquences. Faut-il
rappeler qu’au nom du communisme et du laïcisme, c’est rien moins qu’un
totalitarisme déclaré hier, et, aujourd’hui, un « totalitarisme sournois »
(Jean-Paul II) non moins pernicieux, que ces « vertus chrétiennes
devenues folles » (Chesterton) ont engendrés. Privé de la
surnaturalité de la grâce, qui lui est absolument essentielle, le christianisme
se corrompt ; et lorsque « le levain surnaturel » se corrompt,
il corrompt simultanément la nature, il devient « un ferment de révolution
d’une virulence extraordinaire » (Maritain) à l’origine du désordre
moderne. La subversion en marche vérifie tous les jours la formule, d’une
prodigieuse exactitude, de Chesterton : « ôtez le surnaturel, il ne
reste plus que ce qui n’est pas naturel ». Ce qui se traduit dans le
langage de Maritain dans Théonas : « L’humanité qui rompt avec
la vie de l’Eglise est précipitée plus bas que si le Christ n’était pas venu. »
Et qui élucide la parole mystérieuse du Christ : « Si je n’étais pas
venu, et que je ne leur eusse point parlé, ils seraient sans péché » (Jn
15, 22).
2- Dans
cet ouvrage, vous vous inquiétez du rejet du spirituel dans la sphère privée,
tout en rejetant les abus des théocraties dominatrices. Comment trouver ce
précieux équilibre ?
Si Dieu existe, - et « Dieu
existe » répondait Soljenitsyne du tac au tac à son interrogateur sur
un plateau de télévision -, on ne peut faire comme s’il n’existe pas. C’est
pourtant ce que font les Etats qui prétendent observer une neutralité entre les
religions et dans le même temps imposent, par un acte contraignant, l’expulsion
de Dieu de tout espace public. Dieu n’a pas créé une poussière d’individus
séparés de tout lien préexistant. Créateur et Maître aussi bien des individus
que des familles, des nations, et du cosmos, Dieu a imprimé à toute sa Création
des lois que l’on ne peut transgresser. Le reconnaître n’est pas une négation
de la distinction entre pouvoir spirituel et pouvoir temporel, qui est
la marque de la « saine et légitime laïcité de l’Etat ». C’en est
même, je rougis de devoir rappeler ce rudiment, la condition préalable. La
laïcité véritable suppose, au moins, le respect de la loi naturelle qui est,
comme son nom l’indique, profane. Ce ne sont donc pas les « abus des
théocraties », comme le laisse entendre votre question, que la doctrine
catholique de la laïcité dénonce, mais le principe même de la théocratie qui
est en soi un abus. La laïcité instaurée par le Christ vient précisément
restaurer un équilibre des pouvoirs en répartissant entre César et les pontifes
des pouvoirs qu’une trop longue confusion réunissait sur la tête de César à la
fois empereur et pontife. Rappelez-vous, dans la cité païenne, le pouvoir
spirituel était absorbé dans le pouvoir temporel en même temps, dit Maritain,
que l’Etat était divinisé. C’est précisément par souci d’équilibre que
« le Christ, comme l’explique le pape Gélase Ier au IVe siècle, conscient
de la fragilité humaine, a voulu que les autorités chargées de pourvoir au
salut des fidèles, fussent équilibrées dans une prudente ordonnance » et
pour cela « distingué les devoirs de chaque puissance ». C’était une
garantie ou plutôt, selon l’expression de ce saint Pape, « le remède
salutaire de l’humilité à tout retour de l’humain orgueil. » Il termine
par cette exhortation « qu’aucun ne passe les bornes de son domaine, que
chacun se tienne avec modestie à son propre rôle. Et de la sorte nul ne
songera à étouffer l’autre ». L’objurgation ne se prête à aucune ambiguïté.
Pour avoir dénié à César la « moitié » de ses pouvoirs, et malgré
l’exhortation qui leur était faite par saint Paul d’être soumis à l’autorité,
les chrétiens des premiers siècles se sont vus reprocher le manque de loyauté
envers l’Etat et attirer les foudres de Rome. Dans certaine historiographie,
l’accusation perdure contre les chrétiens d’avoir une part de responsabilité
dans la chute de l’Empire. Ce qui est à craindre en revanche ce sont les
« théocraties » laïques, qui, usurpant au profit de l’homme et des
idéologies que nous évoquions plus haut, le caractère absolu qui était réservé
au dogme, ont absolutisé le relatif. C’est méconnaître l’homme, disait
Aristote, de ne lui proposer que de l’humain. A force d’évacuer Dieu de toutes
les sphères publiques, la divinité a ressurgi pour camper des êtres relatifs,
tels que la classe, la race, la nation, la déesse liberté, voire la démocratie
qu’en France le candidat à la présidence de la République François Hollande
déclarait « plus forte que les religions », etc., etc.
Marxisme-léninisme, communisme, nazisme, laïcisme ont tous en partage la rage
de réaliser dans le temps les promesses de l’éternité. On peut se demander si le
terrorisme islamiste n’est pas le dernier-né de ces
idéologies révolutionnaires, issu et nourri de cette sorte de messianisme
qui est le propre de la Révolution.
3- Comment
votre réflexion peut-elle s’articuler sur un plan pragmatique au cas si
particulier du Liban ?
De nombreuses voix
s’élèvent au Liban pour réclamer pêle-mêle l’abolition du confessionnalisme
accusé de tous les maux et une laïcité intégrale. A les en croire l’une ne va
pas sans l’autre et inversement. Comme si confessionnalisme et laïcité étaient
antinomiques. Oui le Liban est, à sa base, un Etat confessionnel ou plutôt
multiconfessionnel, mais il s’en faut qu’il soit théocratique. Que je sache,
nous ne sommes pas plus gouvernés par le clergé qu’assujettis à des lois
d’inspiration sacrale. Hormis bien sûr le domaine du statut personnel, ce dont
je vais m’expliquer. J’ai même risqué, dans mon livre, l’affirmation que le
Liban est le dernier Etat laïque de la planète. Il n’en demeure pas moins que
le confessionnalisme n’est pas sans lien avec la religion, en ce sens que si le
sens religieux des Libanais, toutes communautés confondues, venait à
disparaître, le système du même nom perd du même coup sa raison d’être.
La seule entorse,
la seule véritable exception à la laïcité au Liban tient, ou, pour être plus
précis, a tenu pendant longtemps au sens collectivement religieux qui
fut celui des Libanais. Pour les chrétiens, le mariage religieux indissoluble
est un sacrement qui figure l’union du Christ avec son Eglise. Par égard pour
une coexistence saine et basée sur
le respect mutuel entre communautés, je ne me crois pas, sur un sujet
susceptible de toucher à la foi, autorisé à parler pour les musulmans ; à
charge pour eux de réciprocité. Cependant, vu les progrès de l’indifférence
religieuse sinon de l’incroyance, je conçois qu’il ne soit plus possible de
faire plus longtemps de la foi une condition de citoyenneté et encore moins un
carcan. La baisse du sens religieux et la multiplication qui s’ensuivit des
litiges liés au statut personnel, exposaient les tribunaux religieux compétents
à prendre de trop grandes libertés avec le droit canon, comme de déguiser les
divorces en nullité du mariage. Le mariage civil facultatif dont il est
question peut dans ces conditions offrir une alternative propre à ménager la
liberté religieuse et à la fois mettre les tribunaux religieux à l’abri de se
moquer du Bon Dieu. Quant au confessionnalisme, il n’est pas en soi pervers et
anti-laïque. Qui dit laïc, dit forcément profane, soit tout le contraire du
sacré. Or quoi de plus profane que la loi naturelle, accessible à la raison
humaine, que les docteurs de l’Eglise disent commune aux croyants et aux non
croyants ? Je ne vois pas au Liban de meilleur lieu de rencontre et de
coopération entre les différentes communautés que la loi naturelle ainsi
d’ailleurs que le préconisait le pape Pie XII sur un plan universel. Né de
circonstances historiques comme seule alternative expédiente pour les chrétiens,
après des siècles de domination et de dhimmitude, le confessionnalisme a su
ménager aux communautés un espace commun sans préjudice de l’autonomie
indispensable à leurs particularismes. Moyennant quoi elles étaient en mesure
de gérer ensemble ce qui les rassemble et séparément ce qui les sépare. Les
orientalistes ne s’y sont pas trompés en qualifiant les communautés religieuses
de véritables nations. Il ne faut donc pas plus raboter le
confessionnalisme que l’exacerber. Les sociologues conviennent que les
religions sont agglutinantes. C’est comme inscrit dans leur nature de produire
des frondaisons temporelles de type culturel. Mais le jour où le
confessionnalisme dépasse son domaine réservé qui se limite aux spécificités
propres à chaque communauté, pour empiéter sur l’espace commun à toutes, ce
jour-là est le signe d’une mutation du système sous les espèces d’une
communaulâtrie où la confession est érigée en idole comme la race ou la classe
ou la nation. Or l’espace commun est le lieu privilégié d’une compétition
politique vouée à la défense d’un bien commun supérieur. Il ne suffit pas que
les Libanais disent et redisent leur volonté de vivre ensemble. Se reconnaissent-ils dans le
Liban ? ou sert-il seulement des intérêts convergents mais passagers, le
temps de boucler leurs valises ? Car pour constituer une nation, encore
faut-il que ce vouloir se greffe sur le sentiment d’appartenir à
une communauté qui ne supprime ni ne remplace les confessions mais les
transcende. Telle est la marque de l’identité qu’il est égal que l’on
dise une communauté et que l’on dise une communauté. L’année
climatérique 2005 a révélé aux Libanais l’existence, propice à un clivage
politique, d’aspirations communes à l’indépendance et à la souveraineté
de leur pays. Traduisent-elles un sentiment réel d’appartenance à une communauté
supra-confessionnelle ? Ce sentiment est-il embryonnaire, encore
balbutiant, il revient aux Libanais de saisir la chance qui leur est donnée
d’en faire un attachement ancré, durable, viscéral ou de la laisser passer.
Carlos HAGE CHAHINE. La Laïcité de l’Etat et sa
contrefaçon. Pouvoir spirituel - Pouvoir temporel. Beyrouth, 2014, 13,5 cm. x
21,5 cm., (9)-VI-335 pp, couverture à rabats illustrée en couleurs.
http://lalaicitedeletatetsacontrefacon.blogspot.com/